Le Kansai, berceau culinaire du Japon : Une odyssée gastronomique entre traditions impériales et innovations populaires

Kyoto, Japon – Mars 2025. Si le Japon devait désigner son cœur culinaire, le choix s’arrêterait sans doute sur le Kansai (関西), région où l’histoire, l’art et la gastronomie s’entrelacent dans un héritage séculaire. De la sophistication impériale de Kyoto à l’exubérance d’Osaka, en passant par la rigueur monastique de Koyasan et les traditions marchandes de Kobe, le Kansai a vu émerger certaines des cuisines les plus raffinées et des techniques culinaires les plus influentes du Japon.

Mais comment cette région est-elle devenue l’épicentre de la gastronomie japonaise ? Retour sur une histoire où se mêlent influences impériales, commerce florissant et rivalités entre villes gourmandes.

Kyoto : L'élégance impériale et l’essor du Kaiseki

Pendant plus de mille ans, Kyoto fut la capitale du Japon (794-1868), et cette longévité au sommet du pouvoir politique a façonné une tradition gastronomique empreinte de raffinement et de sobriété. La cour impériale et l'aristocratie de l’époque Heian (794-1185) ont élevé l’acte de se nourrir au rang d’un art, influencés par les pratiques chinoises et les principes bouddhistes.

C’est dans ce contexte que naît le kaiseki ryōri (懐石料理), un ensemble de plats épurés et codifiés, servi à l’origine dans les monastères bouddhistes zen et raffiné par la suite à la cour impériale. Inspiré de la philosophie du wabi-sabi, qui prône l’élégance dans la simplicité, le kaiseki privilégie des ingrédients de saison, cuisinés de manière à préserver leur saveur originelle.

Le légendaire maître du thé Sen no Rikyū (1522-1591), originaire de Sakai, affine cette tradition en l’intégrant à la cérémonie du thé. Le repas kaiseki, devenu un rituel d’hospitalité, se développe alors autour d’une succession de plats délicats, servie avec une attention méticuleuse aux textures, couleurs et harmonie des saveurs. Ce style culinaire se perpétue aujourd’hui dans les ryōtei (restaurants traditionnels de Kyoto), où le yuba (peau de tofu), le hassun (assortiment de mets de saison) et les bouillons délicats continuent de fasciner les gastronomes du monde entier.

Osaka : L’eldorado du peuple et l’avènement du "kuidaore"

Si Kyoto symbolise la retenue et l’épure, Osaka incarne l’exact opposé : une cuisine exubérante, généreuse et populaire. Anciennement Naniwa, Osaka était déjà un port stratégique sous les dynasties Yamato (IIIe-VIe siècles), puis la plaque tournante du commerce sous Toyotomi Hideyoshi à l’époque Azuchi-Momoyama (1573-1603). C’est ici que naît le surnom de "cuisine de la nation" (tenka no daidokoro), en raison de son rôle central dans la distribution des denrées alimentaires au reste du Japon.

Le caractère d’Osaka est indissociable de son fameux principe du kuidaore (食い倒れ, littéralement "manger jusqu’à en tomber"), une expression qui reflète l’obsession gastronomique des habitants. Ce penchant pour les saveurs intenses et la convivialité se manifeste dans des plats emblématiques comme :

  • Le takoyaki (たこ焼き) : Boulettes de pâte garnies de poulpe, inventées dans les années 1930 par Tomekichi Endo. Inspiré du choboyaki et du akashiyaki de Hyogo, le takoyaki devient rapidement un incontournable des yatai (stands de rue).
  • L’okonomiyaki (お好み焼き) : Pancake salé au chou et aux ingrédients variés, d’origine ancienne mais popularisé à l’après-guerre comme un plat économique et nourrissant.
  • Le kushikatsu (串カツ) : Brochettes frites, symboles de la culture ouvrière du district de Shinsekai.

À Osaka, la street-food est élevée au rang d’institution. Le quartier de Dotonbori, illuminé de néons et peuplé d’échoppes mythiques, est le sanctuaire moderne de cette philosophie culinaire hédoniste.

Kobe et Wakayama : L’influence étrangère et les trésors cachés

Le Kansai ne se limite pas à l’opposition Kyoto-Osaka. Kobe et Wakayama ont également façonné l’identité gastronomique de la région, chacune avec ses spécificités.

Kobe, ville portuaire ouverte aux échanges internationaux dès l’ère Meiji (1868-1912), a vu naître la légende du bœuf de Kobe (神戸牛), issu du bœuf Wagyu. La viande persillée et fondante, nourrie au grain et parfois même massée, devient un luxe prisé dans le monde entier. Mais Kobe est aussi la ville où se mêlent influences occidentales et japonaises, donnant naissance à des plats hybrides comme l’omurice (riz sauté enrobé d’omelette) et les pains de style occidental, encore rares dans le reste du Japon à l’époque.

De son côté, Wakayama est le bastion des traditions bouddhistes du Mont Koya. C’est ici que s’est développé le shōjin ryōri (精進料理), cuisine végétarienne monastique où chaque ingrédient est sublimé sans artifice. Wakayama est aussi le berceau de la sauce soja japonaise : la ville de Yuasa a vu naître, dès le XIIIe siècle, la première production de shoyu, dont l’influence s’étend aujourd’hui bien au-delà des frontières nippones.

L’héritage et les défis du Kansai gastronomique

Si le Kansai reste une référence absolue en matière de gastronomie, il doit aujourd’hui relever plusieurs défis. La montée en puissance de Tokyo comme capitale gastronomique mondiale a déplacé le centre d’attention, tandis que la standardisation alimentaire et la modernisation des modes de consommation menacent certains savoir-faire artisanaux.

Face à cela, la région s’adapte : Kyoto mise sur la valorisation des ingrédients locaux et le tourisme culinaire haut de gamme, Osaka capitalise sur son identité de "ville du goût" avec des festivals gastronomiques et des innovations street-food, tandis que Kobe et Wakayama perpétuent leurs traditions à travers des circuits gourmands et des collaborations avec des chefs internationaux.

Le Kansai demeure ainsi un véritable laboratoire du goût, où cohabitent tradition et expérimentation, exigence et accessibilité. Plus qu’une simple région, il incarne une philosophie culinaire qui continue d’inspirer le Japon et le reste du monde, témoignant de la richesse et de la diversité de la gastronomie japonaise.

L’histoire culinaire du Kansai est loin d’être figée : elle évolue, se transforme et se réinvente, au gré des saisons et des influences qui traversent ce territoire unique.