Chūbu : Une Épopée Gastronomique au Cœur du Japon, Entre Héritage Impérial et Saveurs de Terroir
Kanazawa, Japon – Mars 2025. Située au centre du Japon, entre les imposants sommets alpins et les côtes bordant la mer du Japon et l’océan Pacifique, la région du Chūbu (中部地方) est un véritable creuset culinaire, où s’entrelacent traditions impériales, influences marchandes et savoir-faire ancestral. Longtemps considérée comme un carrefour stratégique entre Kyoto, Edo (Tokyo) et Osaka, cette préfecture fragmentée en neuf sous-régions – Aichi, Fukui, Gifu, Ishikawa, Nagano, Niigata, Shizuoka, Toyama et Yamanashi – s’est forgé une identité gastronomique marquée par la diversité de ses climats et de ses ressources naturelles.
Aujourd’hui, l’héritage gastronomique du Chūbu témoigne non seulement de la richesse de ses produits, mais aussi de la résilience de ses traditions face à la modernisation du pays. À travers cet article, nous plongeons dans l’histoire d’une région où la gastronomie est le reflet d’un Japon entre terre et mer, entre influences impériales et saveurs rurales, entre raffinement et rusticité.
Des Montagnes et des Dieux : Les Origines Sacrées de la Gastronomie du Chūbu
Dès l’époque Jōmon (14 000 - 300 av. J.-C.), les premiers habitants du Chūbu développent une alimentation adaptée aux rudes hivers de la région montagneuse. Les vallées fertiles de Nagano et Gifu, bien que difficiles d’accès, fournissent des racines, des herbes sauvages et des noix, tandis que les rivières pures offrent du poisson d’eau douce, notamment l’ayu (鮎, poisson d’eau douce emblématique du Japon).
La région acquiert très tôt une dimension sacrée : les montagnes du Chūbu, notamment les Alpes japonaises, deviennent le foyer des moines ascètes du Shugendō, une religion syncrétique où le respect de la nature guide les pratiques alimentaires. La consommation de plantes sauvages, de champignons et de tofu fermenté se développe, donnant naissance à une tradition encore présente aujourd’hui dans la cuisine végétarienne des temples, le shōjin ryōri (精進料理).
Dans le même temps, la côte de la mer du Japon, notamment dans les préfectures d’Ishikawa et de Toyama, devient un pôle essentiel du commerce du poisson. Dès l’ère Heian (794-1185), les produits de la mer de la région sont envoyés à la cour impériale de Kyoto. Le nodoguro (喉黒, poisson à la chair grasse et délicate), pêché dans les eaux profondes, est alors considéré comme un mets de luxe, apprécié pour son goût subtil et son fondant exceptionnel.
L’Âge d’Or des Seigneurs de Guerre : L’Influence des Daimyō et l’Essor des Saveurs Régionales
L’ère des Daimyō (seigneurs féodaux) durant la période Sengoku (1467-1615) marque une transformation significative de la gastronomie du Chūbu. Avec l’essor des grandes familles guerrières, notamment les Takeda à Yamanashi et les Tokugawa à Aichi, la cuisine devient un outil politique, utilisée pour asseoir le pouvoir et fidéliser les vassaux.
L’un des mets les plus emblématiques de cette période est le hōtō (ほうとう), une soupe épaisse à base de nouilles de blé cuites avec des légumes-racines et du miso. Ce plat, devenu symbole de Yamanashi, est étroitement associé à Takeda Shingen, célèbre seigneur de guerre, qui l’aurait imposé à ses troupes pour sa simplicité et sa haute valeur nutritive.
Pendant ce temps, à Nagoya, l’émergence du miso rouge (赤味噌, aka miso) transforme profondément la cuisine locale. Issu d’un processus de fermentation plus long que les misos blancs de Kyoto, l’aka miso, utilisé dans des plats comme le miso katsu (豚カツ au miso) ou le miso nikomi udon, devient l’emblème d’une cuisine robuste, adaptée aux longues périodes de guerre et aux conditions climatiques rigoureuses.
Sur la côte, la présence des seigneurs Maeda à Kanazawa (Ishikawa) contribue à l’essor du kaiseki ryōri (懐石料理), une cuisine raffinée influencée par Kyoto, mais intégrant des produits locaux d’exception, comme les crabes de la mer du Japon ou le riz de haute qualité cultivé sur les rizières en terrasse de Shiroyone.
Le Chūbu et la Modernisation : Du Commerce aux Spécialités Populaires
Avec l’ère Meiji (1868-1912), l’ouverture du Japon au monde extérieur transforme radicalement la gastronomie du Chūbu. La préfecture de Shizuoka, par exemple, devient un pôle majeur de production de thé vert. Son climat tempéré et ses montagnes couvertes de brume favorisent la culture du sencha, qui devient rapidement le thé le plus consommé du Japon.
Dans les villes industrielles comme Nagoya, la fusion des influences occidentales et japonaises donne naissance à des plats populaires devenus emblématiques, comme le tenmusu (天むす), un onigiri garni de tempura de crevette, ou encore le hitsumabushi (ひつまぶし), une variation régionale du célèbre unagi don (bol de riz à l’anguille grillée), où l’anguille est finement tranchée et dégustée de différentes façons.
Dans les zones rurales, la préservation des traditions gastronomiques se poursuit. Le sake de Niigata, considéré comme l’un des meilleurs du pays en raison de la pureté de son eau et de son riz de qualité supérieure, acquiert une renommée nationale. La région de Nagano, quant à elle, devient célèbre pour ses soba (nouilles de sarrasin), qui tirent leur saveur unique de l’altitude élevée où elles sont cultivées.
Le Chūbu Aujourd’hui : Une Gastronomie Entre Héritage et Innovation
À l’ère contemporaine, la gastronomie du Chūbu connaît une nouvelle vague d’innovations. À Kanazawa, la préfecture d’Ishikawa voit naître une nouvelle tendance : la cuisine fusion intégrant des ingrédients locaux comme le poisson maturé (shime saba, maquereau mariné) et des techniques occidentales sophistiquées.
Nagoya, fidèle à sa tradition culinaire intense, continue de produire des plats populaires comme le tebasaki (手羽先, ailes de poulet caramélisées), qui attire les visiteurs dans des izakaya spécialisés. À Shizuoka, l’essor du wasabi véritable dans la haute gastronomie contraste avec la diffusion mondiale de son ersatz industriel.
Avec l'essor du tourisme culinaire, la région du Chūbu, longtemps perçue comme un simple point de passage entre Tokyo et Kyoto, affirme aujourd’hui son rôle de bastion gastronomique du Japon. L’héritage des Daimyō, des artisans du goût et des paysans de montagne continue d’écrire l’histoire culinaire de cette région aux mille saveurs.
Dans un Japon où la modernité efface parfois les traditions, le Chūbu demeure un sanctuaire où la mémoire du terroir façonne encore chaque bouchée.